Little Walter est le premier bluesman noir américain que Clapton rencontra. Il était même son harmoniciste préféré et il tira une tronche pas possible quand on lui annonça que les Yardbirds allaient accompagner Sonny Boy Williamson (aka Rice Miller). John Hammond Jr a repris Walter presque autant de fois qu’il a repris Robert Johnson. Et Little Walter est le premier à jouer de l’harmonica avec un micro (de téléphone) branché sur un ampli, histoire de jouer à niveau sonore égal à celui des autres instrumentistes. Le truc fera flores.
Mais là, chut. C’est Peter Guralnick qui prend la main.
Ce texte est la traduction de celui-ci. Un grand merci à Anne-Marie Favereau (*).
Little Walter pouvait faire résonner son harmonica comme un saxophone ténor, il a contribué à définir ce qu’on appelle à l’heure actuelle le Chicago Blues Harp. Chanteur, compositeur, leader de groupe et virtuose hors pair de l’harmonica, Little Walter fut incontestablement le meilleur et l’unique artiste de blues produit par le Chicago blues de l’après-guerre. Ça ne veut pas dire que ses collègues musiciens, dans cette ville fertile du blues – Muddy Waters, Howling Wolf et Elmore James, entre autres -, étaient moins importants ou avaient moins de talent, mais juste que la superbe et puissante musique de Muddy, Wolf et Elmore était au cœur même du country blues du Mississipi qui était arrivé dans la ville, où, peu à peu, il fut modifié et a évolué pour devenir le Chicago blues moderne qu’on connaît depuis. D’autre part, la musique de Little Walter, dans pratiquement toutes ses particularités importantes, s’est élaborée dans le creuset du Chicago blues, en pleine émergence et maturation, de l’après-guerre. Il a été le premier grand bluesman complètement moderne, héritier d’aucune autre tradition que celles auxquelles lui et Muddy ont si magnifiquement contribué au début des années 50. Dès le départ, Walter fut un moderniste et un innovateur en musique qui n’avait manifestement que très peu de respect pour quelque tradition que ce soit, hormis pour celle qu’il créait lui-même. Il est vain de rechercher dans ses enregistrements une preuve quelconque d’influences traditionnelles ou des traces, même fugaces, de ses sources ou de ses emprunts. Il n’y en a tout simplement pas. Ce qu’il y a, en revanche, c’est du pur Walter. S’il y avait eu des influences notables sur le développement de sa musique, son seul génie bouillonnant les aurait depuis longtemps effacées, absorbées et transformées dès qu’il aurait commencé à enregistrer. Même ses tout premiers enregistrements connus, faits vers 1947 pour un petit label de disques de Maxwell Street, témoignent de sa phénoménale connaissance instrumentale et portent déjà la marque du style vocal puissant et particulier qu’il allait perfectionner quelques années plus tard. C’est en tant que membre du groupe de Muddy Waters et à la collaboration essentielle qu’il lui a apportée que Walter a eu libre cours pour prendre son envol ; il faut rendre hommage à Muddy, qui, grâce à sa clairvoyance et sa grandeur d’âme, a reconnu très tôt le grand talent de Walter, lui a donné toutes ses chances et l’a incité à le développer. Le groupe de Muddy a toujours été un grand incubateur de talents du blues et celui de Walter est sans aucun doute le joyau le plus brillant de la couronne. Muddy a commencé par enregistrer pour Chess en 1947 et a rencontré un franc succès l’année suivante avec une remarquable série de disques réalisés avec seulement sa guitare électrique et la basse percussive d’Ernest “Big” Crawford. Muddy a ensuite ajouté un second guitariste et batteur, Leroy Foster, puis Walter à l’harmonica, et, enfin, Jimmy Rogers à la guitare, tandis que Foster passait à la batterie. Au moment où ce groupe de musiciens apparut sur un disque en 1950, la démarche fondamentale vers l’ensemble de blues moderne avait été complètement établie et définie, grâce, essentiellement, à la solide expérience qu’ils avaient acquise dans les clubs. La musique qu’ils ont enregistrée était intense et d’une énergie à couper le souffle, c’est certain.
Il n’y a absolument rien d’expérimental quand il s’agit de la musique. Si on pense aux enregistrements – Louisiana Blues, Long Distance Call, Honey Bee, Howling Wolf, They Call Me Muddy Waters, Too Young To Know, She Moves Me, Still A Fool, entre autres -, tous ont mérité d’être des classiques du blues de l’après-guerre. Pas un qui ne soit remarquable, et beaucoup sont de toute beauté. Tout d’abord, parmi leurs nombreuses qualités, il y a le niveau stupéfiant de l’interaction entre les musiciens et la grande sensation de spontanéité, la merveilleuse “vitalité” de ces enregistrements, qui les rend si saisissants. Et dans ceux qui y ont le plus contribué, il y a Walter, dont les lignes de l’harmonica, dardantes, pénétrantes, piquantes, fluides et toujours justifiées, procurent le faire-valoir parfait pour le travail intense et vibrant de Muddy au chant et à la guitare, l’harmonica le soulignant, lui répondant, le développant, lui résistant, le reprenant, mais toujours en le mettant en valeur, et, de cette façon, conférant un formidable sentiment de mouvement et d’énergie à la musique. Ce fut le caractère fluide et réactif du jeu de Walter, autant que la couleur particulière du son de son harmonica amplifié, qui a contribué à faire des enregistrements de Muddy du début des années 50 les magnifiques réussites qu’ils ont été et sont toujours, d’ailleurs. Il était inévitable, évidemment, que Walter quitterait le nid de Waters pour aller voler de ses propres ailes, et il sauta le pas en 1952. Walter était accompagné par les guitaristes David et Louis Myers et le batteur Fred Below (connu sous le nom de The Aces, ce groupe avait travaillé avec Junior Wells), il réalisa ses premiers disques pour une filiale de Chess, Checker Records. Checker 758,qui réunissait le magnifique morceau instrumental Juke et le blues au chant irrésistible Can’t Hold Out Much Longer, eut un succès immédiat sur le marché du Rhythm and Blues et confirma que Walter était un artiste important du disque et du spectacle, un artiste à part entière. Cet enregistrement non seulement marquait l’arrivée d’un grand artiste de blues très populaire et révélait les deux facettes du talent de Walter, vocale et instrumentale, mais il donnait une preuve supplémentaire d’une conception du blues complètement originale. Rien n’était fortuit ou laissé au hasard quelle que soit l’exécution des morceaux. Même dans Juke, qui atteste fortement d’une spontanéité concertée dans son exécution et qui est arrangé au sens qu’il procure un contraste par le biais de “breaks” dans le cinquième chorus. Dès lors, l’angle d’approche de Walter dans les chants des deux premiers chorus est beaucoup trop délibéré et contrôlé pour n’être que le fruit du hasard. Le fait qu’il suive son format dans le chorus final confirme bien cette impression. Le blues chanté Can’t Hold Out Much Longer est encore plus remarquable. C’est un morceau de musique magistralement construit dans la mesure où il fait un usage vraiment très intéressant et original de la structure classique du blues en 12 mesures. Il suit un schéma ABB, la deuxième et la troisième ligne de chaque couplet sont utilisées comme un refrain et la première ligne est formée de quatre morceaux de texte courts dans lesquels le “fil conducteur est mis en avant”. Cela permet une construction du texte plutôt dense et requiert une prestation vocale plus rapide que celle utilisée d’habitude dans la structure de blues en 12 mesures AAB plus fréquente. En fait, cette chanson est un blues lent, mais grâce à la construction ingénieuse de Walter, elle semble avoir un rythme assez rapide. Apparemment, Walter a trouvé intéressante cette façon de structurer les chansons, car il s’en est servi, parfois dans de petites variations, sur un certain nombre de ses enregistrements dont You’re So Fine, You Better Watch Yourself, Tell Me Mama et Boom Boom (Out Go The Lights). Il l’a également utilisée en guise de temps d’arrêt normal, de break, pour les chorus sur des airs comme Blues With A Feeling. Tout homme, par chance musicien, qui a eu l’occasion de travailler avec Walter a le sentiment d’avoir enrichi considérablement ses connaissances musicales, “Walter était tout simplement quelqu’un de qui vous pouviez toujours apprendre quelque chose, juste en étant près de lui”, se souvenait le batteur Fred Bellow, un membre fondateur des Jukes qui fut associé à Walter un certain nombre d’années. “Il réclamait toujours des répétitions pour que nous puissions voir de nouveaux airs ou que nous puissions fignoler des airs plus anciens. Et le plus drôle, c’était que personne ne s’est jamais plaint sur le temps passé en répétitions. Nous apprenions. Vous voyez ? C’était comme si Walter dirigeait une école dans laquelle vous pouviez vraiment apprendre quelque chose qui vous intéressait. Ce qu’il y avait de plus beau, c’est que vous pouviez vérifier ce que vous aviez appris le jour même en jouant dans le club le soir. Et ce qui était drôle aussi, c’est que Walter était toujours d’accord.”
Fred Below n’est pas le seul à considérer les périodes qu’il a passées avec Walter comme comptant parmi les moments forts de son expérience professionnelle. Pratiquement tous ceux qui ont fait partie de son groupe et ont travaillé avec lui parlent avec respect et beaucoup d’affection de leur relation avec Walter. De 1952 à 1968, l’année où il est décédé des suites de blessures à la tête subies lors d’une rixe, Walter a enregistré à peu près 100 titres pour Chess, dont un peu plus de la moitié ont été gravés sur disque, toujours des singles. Walter est largement considéré comme le plus grand harmoniciste solo de blues, et on ne saurait nier sa prodigieuse virtuosité sur son modeste instrument. Entre ses mains, cet instrument devenait une voix de blues très expressive dont l’étendue et la fluidité étaient incroyables, capable de passer des nuances les plus subtiles aux hurlements les plus puissants et retentissants, et de tout entre les deux. En amplifiant l’instrument au moyen d’un petit micro qu’il tenait au creux de ses mains, Walter donna à son harmonica le son de l’attaque en piqué d’un saxophone qui se mariait parfaitement au caractère particulier, imaginatif et génial de ses improvisations inspirées par l’écoute des saxophonistes de jazz et probablement des musiciens de bop.
De son tout premier disque au dernier, Little Walter fut unique parmi les artistes de l’après-guerre. Dès le départ, il fut un vrai original, un musicien visionnaire, dont le mode d’expression naturel était le blues moderne d’un ensemble amplifié électriquement, au développement duquel il avait si considérablement contribué. Dans le legs de ses enregistrements, il a enrichi encore davantage ces traditions avec des distillations parmi les plus pures et les plus réussies de l’art du blues moderne jamais enregistrées. Grâce à son génie transcendant et innovateur, Little Walter, chanteur, compositeur, leader de groupe et virtuose inégalé de l’harmonica, a aidé à redéfinir et à donner une nouvelle vie au blues, méritant ainsi une place assurée parmi les plus grands et les plus importants contributeurs à l’art populaire que l’Amérique ait offerts au monde.
(*) email Anne-Marie Favereau
Super texte du grand Guralnick.
Merci pour cette traduction.
MersiPréZident..cékeduboneur…ouèche !
Excellent article de connaisseur en effet et très bien traduit semble-t-il. Merci.
Je n’ai pas su trouver la play-list dont il est question dans les commentaires…?
(Il y a un truc Deezer qui mouline au milieu, mais sans jamais s’afficher vraiment…pitêtre ça ?)
C’est ça, mais il faut s’inscrire sur Deezer. Comme les autres plateformes du genre c’est obligatoire. Pas d’inscription, pas de réception. Ici tu trouveras le mode d’emploi en bas de page
Ouèche
https://www.bebopo.biz/play-list-printemps-2018/
On apprend plein d’trucs, c’est cool ! Merci bien, cher nouvel ami de la toile
je suis d’accord pour dire que Little Walter sait intégrer ses parties instrumental dans les chansons tout en respectant l’ensemble de l’oeuvre, contrairement à beaucoup d’harmoniciste qui nous saoulent de notes et de virtuosité intempestive. C’est pour cela que c’est mon préféré. Merci pour ton texte
Salut Denis,
Rendons à César ce qui est à César. Ce texte n’est pas de moi, mais de Peter Guralnick, l’un des meilleurs historiens américains du rock. Je n’ai fait que me débrouiller pour l’obtenir et le faire traduire.
Ouèche !
Prof !
Dans le film on voit Muddy Waters qui en a marre de voir Little Walter se pinter. C’est en écoutant ses disques que j’ai acheté des petits harmonica blues, des Marine Band comme Sonny Boy Williamson II mais en plastique, ceux en bois sont très vite endommagés et je ne joue pas assez pour me permettre cette folie
Superbe ! Et j’ai pas encore écouté la playlist… merci prof.
Tu vas voir, que des trucs que tu aimes. J’ai repris simplement une compilation incluant des titres mentionnés par Guralnick dans l’article. J’en ai écouté beaucoup mais celle-ci à un très gros avantage, le son, même compressé est très bon; Ce qui est un énorme avantage au vu de l’instrument.
Ouèche !
Prof.